samedi 30 novembre 2013

A Paris, Miquel Barceló éblouit son auditoire, à l'Instituto Cervantes


La Galerie SR n’expose pas sur ses cimaises d’œuvres du peintre espagnol Miquel Barceló. Elle le regrette beaucoup ! Après Sorolla, Solana, Picasso, Dalí, Miró, Saura, Tàpies… il est aujourd’hui l’exemple vivant de ce que l’Espagne continue de donner au monde entier : un peintre qui marque l’histoire de l’art. Il y a aussi, chez Barceló, ce désir de  renouvellement permanent, et de recherche, jusque dans les différentes techniques utilisées. Quand tant d’artistes sont restés figés dans une structure définie, si belle soit-elle (Atlan, Poliakoff, Estève, Goetz…), parfois même dans une couleur fétiche – le noir, par exemple, pour Soulages – n’est-il pas plus difficile, et périlleux, de se remettre continuellement en question ? La pratique de l’art ne doit-elle pas être aussi un jeu, dont il ne faut pas hésiter à battre souvent les cartes ? C’est du moins ce que semble penser Miquel Barceló.

Miquel Barceló à l'Instituto Cervantes, Paris, 2013


A Paris, le 26 novembre 2013, une fois de plus, mais peut-être plus encore que d’habitude, l’Instituto Cervantes, rue Quentin Bauchart, a créé l’événement. Son directeur, l’excellentissime Juan Manuel Bonet, avait préparé une soirée autour de Miquel Barceló, en présence de l’artiste lui-même. Un bon documentaire (Barceló, el retrato de Dore Ashton), réalisé par Eusebio Lázaro, nous a permis de percer un peu l’intimité créatrice du peintre que l’on voit évoluer dans son atelier parisien, notamment face à son chevalet, en train de réaliser le portrait d’une visiteuse-amie, historienne d'art de son état. Tout en dégageant, un peu à la Soutine, les traits marqués de ce visage sans âge, dont on aimerait connaître la composition du bleu des yeux, Barceló discute à bâtons rompus avec cette femme. Tout se mélange dans cette forme de rencontre informelle, les langues – l’espagnol, l’anglais, le français – comme les créateurs, Kokoschka, Céline, Fontana, Modiano… Au final, le portrait est superbe.



Puis, une fois le film achevé, quelque trente minutes plus tard, Juan Manuel Bonet et Miquel Barceló se sont livrés, sur la scène de l’auditorium de l’Instituto Cervantes, à des échanges portant sur la vie, l’œuvre, les goûts et les humeurs du peintre espagnol, intelligemment suggérés par les mots d’un abécédaire touchant l’artiste : A comme Afrique ou Augiéras, B comme Basquiat ou Bowles… Ce « dictionnaire Barceló », égrené par Juan Manuel Bonet, aura permis aussi de s’arrêter sur Céramique, la Divine Comédie, Guibert, Miró, Peinture, Photographie (« il y a des périodes de ma vie où je n’ai pas de photos de moi, à présent il en existe des milliers, souvent même avec des gens que je ne connais pas », Picasso, Politique (« On s’en fout », répondra l’artiste, laconiquement), Prix (« même réponse que pour politique ! »), Renoir, Sculpture, Tàpies, Tauromachie, Twombly, Vélasquez, Voyage… Une immersion en Barcelomania.



Ce jeu de mot-réponse n’avait pas été préparé. L’artiste arrivait tout juste de Majorque et c’est cette spontanéité à répliquer du tac au tac au directeur de l’Instituto Cervantes, qui a ébloui l’auditoire. Après une première salve d’échanges, dits en langue espagnole, Barceló, élégamment, a suggéré, au bout d’un bon quart d’heure, de continuer la conversation en français, qu’il parle de manière impeccable. Au fil des mots de l’abécédaire, lancés comme des appâts, et que l’artiste attrapait au vol goulûment, il s’est mis alors, dans un débit de plus en plus rapide et fougueux, à brosser un portrait « en creux » de sa vie, comme il aime à faire dans ses œuvres : travailler les creux et les bosses de son support ou de sa matière, glorifier les accidents qui ne sont parfois qu’intervention du vent ou de la poussière. En boulimique qui aime la vie, et la prend pleinement, à bras le corps, il parle de ses inspirations qui peuvent être simplement des visages, rencontrés partout, et peints souvent. Il parle de Miró, Picasso, Lascaux ou Chauvet. Il évoque Altamira ou cette autre cavité espagnole qui montre des poissons géants ; il décrit, enfin, cette grotte de la Haute-Garonne où des animaux s’accouplent quand on les éclaire d’une certaine manière.



C’est peut-être cependant le Mali, où il ne peut plus aller en ce moment, dont il se sent le plus proche. Le Népal n’aura pas effacé ses souvenirs maliens, ni ses lectures, en français, des livres – qu’il pense avoir tous lus – de la bibliothèque catholique de Gao. Dans les propos de l’artiste, à ce chapitre de l’Afrique, et notamment du Mali, on sent tout à coup une nostalgie paraître. Mais l’homme, décidé, combatif, va de l’avant et ne veut pas s’étendre sur cette époque heureuse de sa vie, dont on sent bien qu’il pourrait parler pendant des heures.



Marché de Sangha



Marché de Sangha















Quelques autres lieux de son existence nomade sont convoqués : Barcelone (« la femelle de Barceló », dira-t-il !), Majorque, Naples, New York, Paris, le Portugal (pays d’origine de sa femme)… Tout est bien, tout est beau dans ces endroits où il a vécu et travaillé (sauf « Genève, le lieu où j’ai été pendant un an le plus malheureux, mais maintenant j’en ai quand même la nostalgie »). Mais il se reproche également de trop bouger, pour ajouter aussitôt que lorsqu’il est dans un lieu, il travaille tout le temps.



Tellement d’artistes ou d’écrivains sont pleins d’eux-mêmes, s’écoutent parler, sont prétentieux et distants. Miquel Barceló est l’inverse. Proche, accessible, souriant, capable d’autodérision, capable d’autodénigrement aussi (son travail pour Aix-en-Provence), ce qui est si rare. Il ne pontifie jamais. Il ponctue même nombre de ses réflexions d’une pointe d’humour subtil, jamais blessant. On sent en lui une vraie liberté, doublée de cette légèreté  qui est l’apanage des éternels jeunes gens – ce qu’il est. On admire aussi la vaste culture qui forge sa personnalité, bien mise en avant par Juan Manuel Bonet, autre grand érudit. Musique, peinture, littérature, il connaît chacun de ces domaines, avec peut-être une prédilection pour la littérature et des auteurs comme Cervantes, Conrad, Stevenson, Michaux, Modiano (dont il a fait plusieurs portraits)… sans oublier des écrivains de sa génération. La psychanalyse n’est pas pour Barceló ! Il dégage trop de force, d’humanisme, d’énergie et de clairvoyance pour ne pas trouver en lui-même, dans son travail avant tout, auprès de sa famille et de ses amis, enfin dans ses voyages et dans ses lectures, les ressources nécessaires pour avancer. Mi-ogre, mi-Pierrot lunaire, il semble à son aise sur sa planète qu’il s’est créée.


Autoportrait de Miquel Barceló, 2005


Cet éternel jeune homme de la peinture, au visage rond et écarlate, n’a pas d’inquiétude à avoir. Tout comme son art protéiforme, il éclate de santé. En travailleur acharné, il malaxe sans cesse les matières, de ses mains courtes et épaisses. Les formats, les techniques, les couleurs, les pigments ? Il dévore tout comme un taureau furieux lâché dans l’arène. Rien ne lui résiste. Il aime à changer souvent d’adversaires – ou de partenaires. A les bousculer aussi. Il gagne à la fin ses combats, avec une facilité déconcertante, et conclut par un beau sourire de matador.



On aurait aimé ajouter certains mots à ce « dictionnaire Barceló », mais ils auraient défini de trop près la personnalité de cet artiste pour pouvoir figurer dans ce jeu de la vérité. Pourtant, H comme humour, H comme humilité, I comme intelligence, L comme liberté, S comme sensibilité, S, enfin, comme simplicité, auraient complété à merveille le jeu de cartes sorti de sa manche par Juan Manuel Bonet.



Après cette heure d’échange, sur la scène de l’auditorium de l’Instituto Cervantes, le peintre, toujours aussi disponible, resta encore un peu pour prolonger ces moments particuliers. Il embrassa – avec fierté – son fils (d’une vingtaine d’années, et qui fait une tête de plus que le père), signa son dernier ouvrage réalisé en collaboration avec Michel Butor, tomba dans les bras de quelques amis venus le saluer. Pourtant, peu à peu, on le sentait ailleurs. Ce bourreau du travail ne pensait-t-il pas alors, à vite rentrer chez lui pour retrouver les siens – et la chaleur de son atelier ? 

Stéphane Rochette


Galerie SR
16, rue de Tocqueville
75017 Paris